Complexement gris

Pendant une année, j’ai montré du blanc. Un soir, j’ai montré du noir.

Pourquoi les poules, en production d’œufs de consommation, partent-elles à 18 mois de vie ?

 Les raisons sont multiples. Tout d’abord, il convient d’expliquer que les poules vivent par « lot » ou « bande » : un élevage ne peut accueillir qu’un lot à la fois. Un seul âge, une seule souche, une seule date d’entrée : cela s’appelle la « bande unique » en jargon avicole, le but étant de limiter les risques sanitaires. En ayant un seul groupe d’animaux, la traçabilité et les contrôles ne peuvent pas faire défaut. Cette information vous servira par la suite.

Lorsqu’elles entrent dans leur poulailler définitif, elles ont déjà 17 semaines : précédemment, elles vivaient en poussinière, avec un autre éleveur qui veille scrupuleusement à sa conduite d’élevage. Pourquoi ? Parce qu’il sait que l’éleveur de poules qui lui succèdera attend de lui une bonne préparation de ses futures pondeuses. Cela passe par la gestion de l’aliment, de la lumière, la mise en place progressive de perchoirs, etc. Le métier d’éleveur de poulettes constitue un maillon central dans la réussite du lot de « futures pondeuses ».

Durant plus d’une année, les poules évoluent ensemble dans notre poulailler. Tout est scruté : poids des poules, consommation d’aliment, poids d’œuf, qualité de l’eau, comportement des animaux entre eux et avec l’éleveur, couleur des coquilles et des jaunes, composition de l’œuf (centre de conditionnement), prélèvement de surfaces pour vérifier l’absence de salmonelles toutes les 7 semaines, etc. Leur rythme biologique est respecté : par exemple, j’adapte mes horaires de travail à leur heure de ponte. En effet, la poule se cycle sur un programme lumineux. En hiver, les jours étant courts, la lumière artificielle les guide, tandis qu’en été, le jour l’emporte sur le programme lumineux. Si bien qu’en été, elles se couchent très tard (23h) et pondent donc très tard le lendemain (autour de 10h). Durant une année, elles évoluent : plutôt silencieuses au début, elles prennent de l’assurance puis finissent par être très bavardes au bout de quelques mois. Certaines poules se distinguent très bien des autres, souvent par l’attitude. Par conséquent, dans ce lot, j’arrive aisément à en reconnaitre quelques-unes dans chaque quartier (je rappelle que mon poulailler est séparé en 4 afin de créer des petites unités). Chaque jour, elles sortent pour profiter d’un parc de 6 ha : après la ponte, les trappes s’ouvrent et elles vivent ainsi en petits groupes, allant du poulailler vers le parc, et vice versa.

Au bout de quelques mois, le taux de ponte commence à baisser. Une poule en élevage peut pondre plus de 300 œufs par an : autrement dit, certaines commencent à ressentir de la fatigue vers la fin de lot. Par ailleurs, les œufs dits « déclassés » augmentent au fur et à mesure. On entend par œufs déclassés des œufs qui ne peuvent pas être consommés sans transformation préalable. Pourquoi ? La coquille de l’œuf constitue une enveloppe qui, si elle subit des fragilités, peut laisser aisément passer des agents pathogènes dans l’œuf. Lorsque vous achetez un œuf en magasin, dans une boite, vous pouvez être certains de la qualité de la coquille et donc de l’œuf : il a subi tout un parcours de tests avant d’être placé en catégorie A (œuf de consommation). Par conséquent, au fil des mois, de plus en plus d’œufs deviennent fragiles, et sont donc envoyés en casserie (ovoproduits). Par ailleurs, la mortalité naturelle des poules s’accroit, surtout à partir du 11e mois (pour ce lot). Au bout de 12 mois, mes poules étaient 14300 à manger chaque jour, pour environ 10500 œufs pondus, dont 500 à 600 œufs déclassés. A ce stade, les aspects sanitaires, le bien-être de l’animal et la rentabilité de l’atelier avicole sont entamés. En effet, si nous gardions nos poules, nous continuerions à voir la mortalité augmenter considérablement, l’épuisement des poules s’installer durablement ; et nous ne pourrions plus nourrir nos poules puisque n’ayant plus l’argent nécessaire pour le faire. Pour pouvoir garder des poules plus longtemps en production d’œufs de consommation, il faudrait demander au consommateur de bien vouloir payer plus cher ses œufs, de sorte à ce que la marge entre le coût de l’aliment des poules et le gain réalisé de la vente des œufs puisse perdurer malgré la mortalité, la baisse du taux de ponte et la baisse du nombre d’œufs de catégorie A. Nous pourrions alors effectivement continuer à nourrir toutes nos poules mais cela n’empêcherait en rien leur épuisement. Autrement dit le consommateur payerait plus cher des œufs pour amener des poules à une mortalité naturelle pas nécessairement dénuée de souffrance.

Souvenez-vous de mon histoire de « bande unique » : nous pourrions imaginer faire entrer de nouvelles poules en cours de lot afin d’augmenter à nouveau le nombre d’œufs. Mais vous l’avez compris, c’est impossible pour des raisons sanitaires. Cela remettrait en question la traçabilité des œufs. Nous devons donc jongler entre le bien-être des animaux que nous essayons de garder le plus longtemps possible, la sécurité sanitaire et la rentabilité de l’atelier avicole. Nos poules n’ont de valeur à nos yeux que vivantes. Nous n’élevons pas des poules pour leur mort : c’est de leur vivant que nos animaux nourrissent les hommes et font vivre notre ferme. Nous avons sauvé quelques dizaines de poules en les envoyant chez des particuliers pour une seconde vie. Mais penser que nous pourrions sauver la totalité est une utopie.

Ainsi, nous avons choyé nos poules pendant plus d’une année, nous leur avons offert un cadre de vie respectueux de leurs besoins, nous les avons accompagnées tous les jours, dans l’objectif de produire une alimentation de qualité dans des conditions soucieuses du bien-être des animaux. Nous venons de vivre notre premier départ de poules pour l’abattoir. Nous y étions préparés depuis leur arrivée et c’est aussi parce que nous connaissions cette date butoir que nous leur avons donné le meilleur. Le vide laissé après leur départ est immense : je suis devenue éleveuse avec ces poules, elles m’ont mise en confiance, elles ont donné le meilleur d’elles. Et je suis fière de les avoir gardées la durée prévue car il aurait aussi pu se faire qu’elles soient abattues prématurément. En effet, toutes les 7 semaines, des prélèvements sont effectués pour détecter la présence de salmonelles. Dans le cas d’un test positif, les poules doivent être envoyées à l’abattoir, peu importe leur âge. La santé humaine passe, là encore, avant les animaux. Dans le cas d’élevage produisant des œufs pour les « ovoproduits », les poules vivent plus longtemps (environ 24 mois) et peuvent ne pas être abattues si des salmonelles sont détectées puisque les œufs sont transformés et donc les agents pathogènes éliminés. En production d’œufs de consommation, nous avons le cadre sanitaire/réglementaire très strict.

Pourquoi devais-je l’expliquer, même rapidement, sur les réseaux sociaux ?

Le lendemain du départ des poules pour l’abattoir, j’ai posté un « Thread » expliquant sommairement les raisons de l’abattage et la relation que j’avais entretenue avec mes animaux durant l’année écoulée. J’aurais pu, de manière malhonnête, ne rien poster pendant un mois puis à nouveau filmer et communiquer qu’à l’arrivée du lot suivant, omettant la case « abattoir ». Mais puisque je fais preuve de transparence dans ma communication depuis le début, puisque je ne rougis pas de mon activité et que la mort fait partie celle-ci, et puisque les raisons sont réelles et compréhensibles par la majorité, j’ai décidé d’aborder ce sujet. J’ai été agréablement surprise par le nombre impressionnant de commentaires me remerciant d’avoir expliqué cela, ainsi que le nombre de questions liées à l’abattage, ou aux conditions de vie, etc. Mon post a provoqué un « je ne sais quoi » très positif. Vous l’imaginez, j’ai eu aussi une petite vaguelette de commentaires haineux, irrespectueux, condescendants et injurieux, mais rien de comparable avec le tsunami d’effets positifs observables. Pour me détacher un peu de tout cela et ne pas avoir à lire des centaines de notifications à chaque retour sur Twitter, j’ai masqué la conversation. Désormais, cela vivote sans que je ne sache vraiment ce qu’il devient. J’ai eu un aperçu suffisamment large des réactions suscitées sur les deux premiers jours. Voici le lien du Tweet :

https://twitter.com/JoliesRousses/status/1296136084506775558?s=20

D’abord, j’ai remarqué que, puisque le grand public ne connait pas l’élevage de poules plein air (œufs de consommation), il ne connait pas non plus les raisons qui font qu’elles sont abattues vers 18 mois. Et leur expliquer mon travail d’éleveuse, complexe, consistant à offrir à mes poules les meilleures conditions de vie possible, les aimer et les accompagner jusqu’à la date programmée, a permis pour beaucoup « d’apprendre ». Le terme « pédagogie » est ressorti un grand nombre de fois. Je me questionne sur la rareté du sujet de l’abattage des animaux dans la communication des éleveurs : serait-ce parce que nous ne voyons principalement que la vie de nos animaux ? Est-ce par pudeur ? Est-ce par reconnaissance tacite que la mort est devenue un sujet tabou ? Ce faisant, ne communiquant que sur la vie, nous participons involontairement à rendre la mort encore plus mystérieuse et impropre à être expliquée. Un commentaire m’a semblé important : il disait qu’au fond, ce n’est ni blanc ni noir, mais gris. L’élevage, c’est gris, comme la vie. Pendant une année, j’ai montré du blanc. Un soir, j’ai montré du noir. Alors loin de ce que certains antispécistes ont appelé « une dissonance cognitive » (ou schizophrénie même ! Merci bien !) pour désigner le fait qu’aimant mes animaux, je les ai pourtant amenés à une fin de vie programmée, je dirais plutôt que le métier d’éleveur est « complexement gris » ! Ce serait nier la complexité de l’humain, du métier d’éleveur, de notre mission consistant à nourrir les hommes, que de dire « si tu aimes ton animal d’élevage, alors ne le fais pas tuer ». Et d’ailleurs, si j’avais dit que je n’avais pas aimé mes animaux, cela aurait-il soulagé ces personnes ? Non ! Un éleveur sait depuis la naissance de son animal qu’il mourra, soit pour nourrir les hommes, soit parce qu’il aura accompli sa mission première et que sous peine de s’épuiser, il vaut mieux le faire mourir prématurément.

Par ailleurs, cela m’a beaucoup questionnée sur ce déferlement systématique de haine, lorsque l’on aborde l’élevage, et de surcroît la mort des animaux. Beaucoup ne connaissent pas l’élevage : l’image qu’ils en ont provient des écrans. Et je peux comprendre que n’ayant aucune connaissance du monde agricole, certains puissent éventuellement être choqués. Mais de là à en venir à des propos aussi violents, cela dépasse toujours un peu ma compréhension. L’idéologie est telle qu’elle justifie l’incivilité. Or il conviendrait de relativiser face à ce flot d’émotions non maitrisées. Chaque jour dans le monde, 25000 personnes meurent de faim et de pauvreté. Ma mission est de nourrir, avec une alimentation de qualité, sure, accessible au plus grand nombre. Je ne pense pas qu’importer des œufs produits dans des élevages loin de nos yeux et dont on ignore les conditions d’élevage soit la solution.

Plusieurs paradoxes se sont révélés : d’une part, l’on ordonne aux agriculteurs de nourrir la population, cela s’est vu pendant le confinement, et d’autre part, certains leur ordonnent de ne plus élever d’animaux et de ne plus produire de céréales en quantité (« intensif=beurk») ; d’une part on souhaite que l’éleveur garde ses poules 10 ans (qu’il travaille gratuitement, au passage) et donc qu’il fasse prendre des risques sanitaires à la population (cf ce que j’ai expliqué), mais d’autre part, on accuse l’élevage d’être responsable des pandémies ; d’une part l’on reproche à l’éleveur d’aimer ses animaux et d’autre part, dans une vidéo récente, l’on montre l’horreur d’un élevage où les animaux sont clairement maltraités (quelle honte pour l’élevage français!). Enfin, d’une part l’on souhaite sauver 14000 poules une fois tous les ans, et d’autre part, l’on vit dans l’indifférence totale de ces 25000 vies humaines brisées chaque jour.

Alors, blanc ou noir ?

8 commentaires sur “Complexement gris

  1. Bonjour Les Jolies Rousses,
    Félicitations pour votre travail de communication et de pédagogie, merci de prendre le temps d’expliquer en détail votre métier et de répondre aux questions des gens, notamment sur Twitter. J’espère vous lire encore longtemps !!

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  2. Bonjour et merci beaucoup pour cet intéressant article !

    Je comprends tous les arguments sauf un : celui de « l’épuisement ».
    Vous dites : « Nous pourrions alors effectivement continuer à nourrir toutes nos poules mais cela n’empêcherait en rien leur épuisement. Autrement dit le consommateur payerait plus cher des œufs pour amener des poules à une mortalité naturelle pas nécessairement dénuée de souffrance. […] Un éleveur sait depuis la naissance de son animal qu’il mourra, soit pour nourrir les hommes, soit parce qu’il aura accompli sa mission première et que sous peine de s’épuiser, il vaut mieux le faire mourir prématurément ».

    Que voulez-vous dire précisément par « épuisement » ? La poule souffrirait-elle après 18 mois au point que sa vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue ? Quelle est la cause de cette souffrance ?
    Je m’interroge d’autant plus que j’ai moi-même des poules (comme activité de loisir et non professionnellement) et que je ne compte pas du tout les abattre (sauf en cas d’euthanasie, mais mes poules âgées de plus d’un an ont tout à fait l’air aussi heureuses que les plus jeunes). J’ai lu que l’espérance de vie d’une poule, si elle échappe aux prédateurs et aux maladies (ce qui est rare j’en conviens), peut atteindre la dizaine d’années. Je n’aimerais pas qu’on me dise que je les traite mal en les laissant simplement vivre aussi longtemps 😉

    Bien cordialement

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    1. Bonjour, merci pour votre message. Il convient de distinguer la poule d’élevage qui est conçue pour pondre plus de 300 œufs par an et la poule « domestique », ou encore d’ornement. Nos poules sont génétiquement créées pour pondre quasiment 6j sur 7. Le rythme est donc soutenu. Et de fait, la « viabilité » de ces poules est aussi moins bonne que pour une poule domestique. Ce que je veux dire c’est que le rythme de l’élevage peut difficilement aller au delà de 2 ans pour nos poules (ovoproduits) ou 18 mois en conso. Mais en seconde vie, chez des particuliers, elles peuvent vivre plus longtemps sans nécessairement ressentir cet épuisement. Vivraient elles pour autant 10 ans ? Je vous le dirai dans 10 ans 😉. Donc ne vous inquiétez pas pour vos poules : il y a de fortes chances qu’elles soient faites pour vivre longtemps sans souffrance particulière.

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      1. Merci pour votre réponse !
        Dans mon petit cheptel j’ai eu des poules rousses Shaver Brown (Lanckriet, souche 477), malheureusement toutes tuées par un ou des rapaces (sans doute autour des palombes), et j’ai encore des poules type harco (Lanckriet, souche 466). Je pense que ce sont des hybrides industriels F1 de type élevage professionnel, non ? (Leurs performances les premières années sont aux environs de 280 oeufs par an)
        J’avais lu que les poules hybrides de ce type épuisent en effet bien plus rapidement que les anciennes races leur capacité de ponte, mais je me disais que ce n’était pas forcément un problème pour leur bien-être (j’ai suffisamment de poules pour ma consommation personnelle, même si elles pondent peu). J’ai peur maintenant que cela signifie aussi qu’elles souffriront davantage que mes autres poules de race plus « traditionnelle » (Braekel et Vorwerk)…
        En tout cas si j’arrive à les faire bien vivre plusieurs années je serais déjà content, car c’est pas évident avec autant de prédateurs dans le coin (et même parfois le chien sans laisse du chasseur !)
        Bonne continuation à vous 🙂

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  3. Merci beaucoup pour votre pédagogie, à force d’être abreuvé par des vidéos chocs sur des élevages absolument immondes on fini par oublier ceux qui exercent ce métier noblement. Il suffit que nous acceptions de payer la marchandise sont véritable prix pour vous permettre de bien travailler. Apprendre à moins manger mais mieux 🙂

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  4. Bonjour Lucie,
    Je vous félicite pour votre travail de communiquante remarquable ! Le monde agricole en a bien besoin. Merci !
    Je suis enseignante dans un lycée agricole et j’aurai aimé vous contacter en privé.

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