Des poules, des moissons et des interrogations

« Q’une chose soit difficile doit nous être une raison de plus pour l’entreprendre »

Rainer Maria Rilke

Un printemps et début d’été en demi-teinte

Toute poule dehors !

Après un hiver de confinement pour les poules en raison de la grippe aviaire, nos animaux ont pu mettre leurs pattes dehors fin mai. Contraintes de rester dans le poulailler depuis fin octobre, n’ayant donc jamais mis leurs plumes dans le parc, ce fut une libération ! Libération pour nous, de les voir enfin dans le parc de 6ha, de remettre du sens sur notre métier, de pouvoir leur accorder l’espace qui leur revenait de droit. Libération pour elles, bien qu’elles n’aient jamais vraiment eu conscience de ce monde extérieur. Nous avions tout de même obtenu une dérogation de la DDPP, dès avril, pour les garder sur le trottoir, leur accordant ainsi la possibilité de prendre le soleil tout en limitant au maximum le contact avec l’avifaune sauvage porteuse potentielle du virus.

Ainsi, fin mai, sous un beau soleil, les jolies rousses ont pu gouter à la fétuque qui les attendait, gratter dans la terre, déployer leurs ailes au grand air. Est arrivé un épisode de chaleur, suivi d’un épisode d’orage sur plusieurs jours : les poules ont diminué grandement leur consommation d’aliment, faisant chuter drastiquement la ponte. On dit qu’une poule pond par le bec : une poule qui mange, c’est une poule qui pond. Alors là, face à ces assiettes qui restaient pleines, les œufs ne pouvaient que chuter aussi. En partageant mon expérience, nombre de commentaires d’éleveurs ont confirmé cette tendance générale sur leurs animaux. Nous avons passé un hiver avec des volailles confinées : elles vivaient donc dans des poulaillers offrant des conditions « stables » en termes d’humidité, vent, température, etc. Et d’un coup, cette sortie à l’extérieur sous ce soleil de plomb a fortement impacté leur capacité à s’adapter. Les poules allaient bien, le comportement était bon, néanmoins elles mangeaient beaucoup moins. Des écouvillons ont été réalisés pour déterminer un éventuel passage viral : tout est revenu négatif. En travaillant davantage autour du vide d’assiette (on exige des poules de vider une fois/jour leur assiette pour qu’elles mangent tout ce qui est essentiel dans l’aliment), en allongeant le temps de consommation du matin, les choses ont fini par rentrer dans l’ordre, en même temps que les températures restaient stables. Sur les 16% de ponte en moins, nous avions repris 11%. Et puis cette semaine, la chaleur est revenue : elle a impacté la consommation dès le premier jour. Alors à nouveau, nous avons travaillé sur ce vide d’assiette et limité ainsi la baisse de consommation connue précédemment. Finalement, ça se maintient. Nous croisons les doigts pour que cela dure.

Des moissons sans fanfare

Côté moisson, le temps a évidemment eu aussi des incidences : pluie excessive et continue sur un blé dur qui était mûr mais ne pouvait pas être récolté : germination. D’année en année, le temps des moissons n’est plus vraiment un temps de fête. Nous partageons ce moment en famille, il marque l’aboutissement de plusieurs mois de travail. Mais un goût amer l’accompagne depuis quelques temps : crainte de cette germination, rendements parfois moins bons, créneaux de récolte de plus en plus serrés. Les prix sont là, en tout cas meilleurs que les années passées, mais puisque la qualité est moins bonne, des pénalités vont s’appliquer (oui, l’agriculteur est soucieux de produire de la qualité, tout comme les filières!). Le maïs semble bien parti, tout comme le tournesol. Nous pouvons espérer une seconde étape de moissons plus joyeuse, si d’ici là, le ciel ne nous tombe pas sur la tête !

Bref, ce printemps et ce début d’été raisonnent en demi-teinte. Nous nous levons chaque jour pour travailler dur, nous faisons des sacrifices énormes (pas de vacances, week-end, etc), nous avons beaucoup investi pour mener à bien nos projets et pourtant, nous savons que cette année sera peu porteuse pour nous.

Ah les œufs dont personne ne veut !

Pour couronner le tout, le fait est que le marché des œufs AB et Plein air connait un repli important. Les centres de conditionnement ne savent plus quoi faire de leur marchandise. Le déconfinement couplé aux vacances d’été impacte fortement la consommation en GMS. Le fait est aussi que les consommateurs sont majoritairement plus regardants sur les prix que sur le mode d’élevage, contrairement à ce que les médias laissent entendre. Or produire du plein air ou du bio au prix de la cage, c’est impossible. Et cela ne va pas aller en s’arrangeant ! Un nouveau cahier des charges en poulettes bio va faire augmenter le coût des poules bio, tout comme le sexage in ovo qui s’appliquera à partir de 2022 sur l’ensemble des modes de production. La filière œuf va encore connaitre de grands bouleversements alors même qu’elle ne fait que s’adapter en permanence à la demande dite « sociétale » (non traduite en magasin, je le répète). Alors même si je suis une éternelle optimiste, je me demande tout de même parfois comment nous allons pouvoir mener tout cela de front. Quand je dis nous, je parle du collectif.

Je pense que des décisions sont effectivement nécessaires, comme celle du sexage in ovo, permettant de ne plus éliminer, après éclosion, les poussins mâles que l’on ne peut pas élever (pas conçus pour la chair). Il était même temps ! Néanmoins, prêtons attention à ne pas tomber dans des excès, des situations où l’on va augmenter le coût de production de l’éleveur, toujours lui demander plus, sans lui apporter de plus-value. Car si l’on observe que les œufs premiers prix sont toujours les plus sollicités, il n’y a aucune raison pour que cela change demain. Et le risque est de continuer à boucher ce marché des œufs alternatifs, de tenir un discours qui n’est pas en accord avec les actes. Est-ce réellement une demande sociétale ou bien une décision politique ? (encore une fois, je salue la décision, je tiens juste à questionner sa nature). Il faut savoir qu’il existe deux méthodes pour détecter le sexe de l’animal dans l’œuf : à 9j d’incubation via un prélèvement ou à 13j via une imagerie. Qui va payer pour ces méthodes de sexage in ovo qui coûtent entre 1 et 3,5€ par poules ? (soit 15000 à 52500€ annuels en plus pour élevage Plein Air comme le mien, en plus donc des 70000€ que je mets dans un lot de 15000 poules).

Alors il est probable que la méthode à 13j d’incubation (détection couleur des plumes par imagerie) soit la plus sollicitée en raison de son coût. Mais déjà un collectif abolitionniste vient d’affirmer que c’est insuffisant (en raison d’une potentielle sentience de l’animal dans l’œuf après 10j) ! Alors quoi ? Allons tous sur une méthode à 9j qui coûte extrêmement cher au risque de faire couler nombre d’éleveurs ? (personne ne pourra payer le déploiement généralisé de cette méthode, soyons réalistes). Ou bien saluons l’avancée absolument remarquable de ce sexage in ovo, même à 13j, en se disant que c’est encore un effort important de la filière œuf ? Et, entre nous, une association qui fait son business sur le bien-être animal ne peut, de fait, pas saluer une telle décision : cela rendrait son combat caduque. Alors dès la décision annoncée, elle a tout intérêt à en demander plus. Et ce sera ainsi à chaque nouvel effort. Ne tombons pas dans leur jeu.

Ceci étant dit, il est regrettable de constater, une nouvelle fois, que, alors que le débat existe depuis des années, l’annonce se fasse 6 mois avant son application, ne laissant que trop peu de temps à la filière pour s’organiser. Nous aurions pu financer des essais français, des recherches en cours plutôt que d’ouvrir la voie à des méthodes allemande et hollandaise. A l’heure où l’on prône le « fabriqué en France », le coche a été clairement loupé.

De la comm, encore et toujours

Quoi faire face à ces situations tendues ? Communiquer pardi !

Alors quoi ? Il faudrait baisser les bras et pleurer sur notre sort ? Certainement pas ! Nous avons la chance d’avoir un beau métier, d’utilité publique, riche et fort de sa complexité, proposant des modes de production variés, des produits de qualité. Moi, je suis fière de me lever chaque jour et de contribuer à produire une alimentation de qualité, indiscutable d’un point de vue sanitaire.

Ceci étant dit, je suis convaincue du fait que la communication sur nos métiers doit se poursuivre, encore et encore. Nous ne devons rien lâcher. Je pense qu’en montrant mes poules, en expliquant la production d’œufs, en présentant notre ferme, je parviendrai à faire comprendre au grand public les défis qui nous entourent. Si les discours ne sont pas traduits en acte côté consommateurs, c’est à mon avis d’abord parce qu’ils sont déconnectés de notre monde, comme nous le sommes du leur. Si j’explique pourquoi j’ai fait le choix du mode plein air (et bio bientôt), si j’explique de quoi est composé mon coût de production et dans quelle mesure par leur acte d’achat, les consommateurs m’aident à vivre en même temps qu’ils favorisent leur vision du bien-être animal, alors je suis persuadée que certains suivront.

Je pense aussi qu’à mon niveau, je peux amener des partenaires à réfléchir sur un ou des débouchés plus locaux, en lien avec de petites enseignes, afin de ne pas dépendre seulement des débouchés grandes surfaces. Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier… Et ça, j’y crois aussi. Que l’on me tombe dessus (certains osent tout) parce que je convertis mon élevage en AB pendant cette période de crise, c’est injuste. D’abord parce que mon élevage, c’est peanuts dans les millions d’œufs bio produits chaque jour, et que la décision de conversion date de l’an dernier (le temps de faire la conversion). Ensuite parce que la surproduction (par rapport à la demande) en œufs bio vient boucher le plein air par déclassement. Donc finalement, entre avoir 9000 œufs bio et avoir 14200 œufs plein air quotidiens, le centre de conditionnement préfère sans doute avoir moins d’œufs, tout simplement. Enfin, le bio, c’est mon projet initial, c’est un vrai choix. J’ai la chance d’y aller et je fais tout pour éviter que cela vienne embêter mes collègues (en communiquant, en lançant une réflexion sur les découchés). Alors je vais poursuivre, envers et contre tout !

Ces deux derniers mois, j’ai ainsi eu la chance d’accueillir Pierre Girard, journaliste pour Arte et qui tient la chaine YouTube « Tous Terriens ». Avec Pierre, chaque initiative d’agriculteurs a un sens, il est bienveillant et curieux. Ca fait vraiment du bien ! Il faut l’avouer, nous sommes souvent confrontés, en tant qu’agri-communicants, à des personnes qui pensent savoir et nous font des leçons. Avec Pierre, nous avons effectué deux vidéos : Pierre sur l’agroforesterie, pour sa chaine, et moi, sur Pierre et sa chaine. Notre rencontre s’est faite dans un temps suspendu, comme dans une parenthèse.

Fin mai, nous avons accueilli Cerise de Groupama, dans le cadre d’une série intitulée « indispensables agriculteurs » dans laquelle Cerise part à la rencontre d’agri-youtubeurs afin d’aborder des thématiques fortes (l’installation, la vente directe, l’ACS, la méthanisation, etc). Ces rencontres fournissent une sorte de photo de l’agriculture pour l’année en cours, avec tout ce qu’elle peut apporter de positif à la société. Là encore, une rencontre formidable, riche de curiosité, d’échanges sincères, bienveillants. Multiplier les canaux de communication, sans nécessairement passer par la presse (vous commencez à me connaitre), voilà ce qui me plait. Voici le lien vers la vidéo qui s’intitule « L’installation, un projet vie : rencontre avec Cerise de Groupama » https://youtu.be/yVmyzQKlMvs

Alors même si cette année 2021 ne s’annonce pas comme l’année de référence, elle sera celle où Alexis et moi aurons poursuivi nos projets. Nous ne lâcherons rien, nous avançons.

2 commentaires sur “Des poules, des moissons et des interrogations

  1. Merci Les jolies rousses et merci Lucie pour ce message et ce « conte » de votre quotidien,
    Je suis bien d’accord que la vision societale (je dirais d’une partie de la société, celle des bobos et des médias dominants) rythme les exigences en vous laissant à chaque fois la charges des coups. Cette évolution depuis les années 80 a placé l’agriculture face à une tyrannie du bien-être dont j’ai du mal avoir l’issue avec, à l’opposé, le mal être grandissant de la population agricole 😠😡
    Qui aura le courage politique de remettre les priorités dans l’ordre ?
    Je vous souhaite, vous et Alexis, bon courage et pleine réussite,
    James

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  2. L’émission de ce soir m’a ouvert les yeux sur la vie des éleveurs. Quel beau métier, en fait ! Je suivrai votre blog et votre chaîne désormais. Je vais prendre plus de soin à regarder les achats alimentaires que je vais faire, je pense que c’est important. Bravo à vous ! Cordialement.

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